Gymnopédies provençales

Gymnopédies provençales

La version audio de cette histoire est en préparation

par Suzy Dryden

Gymnopédies provençales

Nouvelle

 

Suivre le soleil dans les oliviers n’est pas donné à tous. Les premiers rayons glissent le long du cyprès : signe du départ, de l’appel des hauteurs. Elle tend l’oreille pour vérifier la qualité du silence, enfile un pantalon et ses espadrilles. La porte d’entrée grince, elle caresse la clé enrouée avant d’avancer sur la terrasse. Le figuier centenaire reste impassible sur son passage mais elle sent sa chaleur enveloppante. Comme à chaque fois, au détour du bûcher, elle respire les préliminaires de sa liberté. Un mélange de thym, de romarin et de calcaire mouillé.

Chaque escapade commence par un arbre précis. Ce matin, elle se rend instinctivement vers « Le Fauteuil ». Recouvert de lierre grimpant, cet olivier se tient majestueux au-dessus des restanques. Le maître ici. Elle s’y trouve une place, les jambes dans le vide et attend, le cœur battant, le premier signe. La première voix prend son temps comme toujours.

– « Je cherche mon tabac anglais » répète-il

L’homme est grand, légèrement voûté, les sourcils en bataille, la voix porte et résonne dans le fond du Fauteuil.

– « Détends-toi, dit-elle, on n’a plus de temps à perdre. Ton Early Morning Pipe attendra.

La note est plus aigüe, lancinante et siffle comme la tramontane. Elle retourne les feuilles de l’arbre. L’argenté prend le dessus.

– « Je ne peux pas faire cela sans tirer un minimum sur ma pipe. ». Rétorque-t-il dans sa barbe. 

– « Tu ne dois penser à rien d’autre si tu ne veux pas qu’on se fasse prendre. Et dépêche-toi, on a déjà assez perdu de temps. Il faut qu’on arrive à tout emballer et à la caser dans le coffre avant la nuit. » 

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Les deux voix s’éloignent en tandem. Pause dans l’arbre. Elle a le temps de s’adosser, de voir la mer au loin, le toit du mas qui crépite dans la matinale. Une porte de voiture claque. C’est le barbu. Elle l’a reconnu sans réfléchir à l’odeur : un mélange tenace de tabac, de sueur et d’angoisse. Une voiture démarre. Le pot d’échappement couve une sale grippe. La fumée, nuage incongru dans le ciel bleu détonne dans la garrigue.

– « Salope, tu oses m’empêcher de fumer et tu en allumes une. »

Etonnement, la femme pressée ignore son interlocuteur et s’applique à faire le moins de bruit possible. L’habitante de l’olivier tend l’oreille et perçoit le choc sec d’un objet lourd et encombrant. Quelques minutes interminables s’écoulent. Il est temps de changer d’arbre. 

Le prochain est à l’image d’un Bacchus de Caravage, généreux, sensuel et foisonnant de tous les tons de vert. Elle s’y installe langoureusement. Il est déjà 10H et les rayons du soleil créent la réverbération idéale pour une prochaine gymnopédie. Lent et calme. Cette fois-ci, c’est la voix d’un patrouilleur, un gendarme à l’accent du midi.

– « Vous n’avez pas repéré une vieille voiture bleu azur, une Mustang, avec un rétroviseur cassé ? Je recherche des malfrats en foucade. Une jeune fille, Pauline a disparu. » 

– « Non, c’est l’heure de la sieste. Je n’ai pas fait attention ». Répond-elle.

Au moment où elle s’entend parler, elle sent monter la saveur de l’olivier, celle qui attire les chats et leur donne envie de jouer. Elle doit se cacher, disparaître, se retrouver vraiment seule. Il est bientôt 11h et l’astre du Haut-Var commence à taper. Il faut bouger pour éviter le plein cagnard. Elle descend du Bacchus, légère, aérienne, presque évaporée et marche discrètement vers l’un des oliviers les plus reculés de la montagne. Il faut escalader les vieux murs des restanques méridionales pour trouver un peu d’ombre. Le mas rétrécit au fur et à mesure qu’elle monte. Son cœur bat fort, presque en transe. Malgré la moiteur ambiante, elle sent ses seins durcir de désir sous la transparence de son chemisier. Son corps aux aguets. Elle retrouve l’Ancien, l’olivier quasi millénaire. Son tronc noueux et voluptueux l’appelle pour s’y réfugier. Plus de vent. Il ne reste plus que les cigales, l’arbre et les voix mystérieuses. Elle ferme les yeux.

– « J’aurais aimé vous avoir près de moi. Vous m’auriez tenu compagnie lors de mes compositions. » 

Voix d’homme profonde, parfum boisé, élégance d’une moustache mêlée à des poèmes d’Antiquité. La grande confidente de l’olivier. Un prénom et un nom lui viennent à l’esprit : Erik (Satie).

`La belle-de-jour envahit l’olivier prévu pour le début d’après-midi. L’heure divine. Le demi-sommeil est à portée de main. Adossée à la branche la plus confortable, les cheveux emmêlés par la salsepareille, sous une pluie de feuilles miroitantes. L’imagination prend des allures de parisienne et la nargue. 

– « Ce n’est pas un endroit adapté pour cette occupation. »

La voix est railleuse et se perd dans un grand rire de music-hall. Elle se souvient du bruit sec de la porte de la voiture qui claquait ce matin. 

– « Ce n’est pas une coïncidence… ». lui murmure la voix de l’homme à travers l’ombrage. Elle sait, dès cette phrase, que dans ce parfait accord entre la main gauche et la main droite, le compositeur des gymnopédies vient lui tendre une piste. La une, deux, trois ou quatre. Comment vérifier ? Le rythme des notes de piano l’aide à tourner les pages pour connaître la suite. Le soir tombe, il ne reste plus qu’un olivier éclairé dans le coucher du soleil. Il sera bientôt impossible de lire sans lumière. Il est temps de rentrer.

Plusieurs jours plus tard, sur la terrasse près du figuier, elle apprend dans le journal de Bargemon que l’on a retrouvé le corps d’une femme emballé dans le coffre d’une voiture. L’enquête remarque que plusieurs livres ont été retrouvés dans des arbres dans le périmètre de la Mustang. 

Elle continuera à lire en suivant le soleil dans les oliviers, à écouter les voix qui vont et qui viennent au gré des histoires car le livre est sa vie.

Le sanglier et la tourterelle

Le sanglier et la tourterelle

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par Suzy Dryden

Le sanglier et la tourterelle

Nouvelle

 

Il était une fois une sœur pèlerine qui avait beaucoup marché, beaucoup porté et beaucoup parlé. La nuit venue, elle décida de faire l’expérience de la solitude. Au lieu de se regrouper et de dormir à la belle étoile près de ses sœurs, elle se mit légèrement en retrait, à l’écart, près d’un buisson ardent.

Confortablement installée dans son sac de couchage, elle mit du temps à s’endormir…Toutes les images de la journée dansaient comme des lucioles mais peu à peu la fatigue et le silence prirent le dessus et elle s’endormit…

Au cœur de la nuit, elle se réveilla en sursaut. Un bruissement de pas discrets mais lourds et autoritaires chatouilla ses oreilles. Tout de suite, elle pensa à un sanglier redoutable. Dans le haut-var, il est connu comme le loup blanc, surtout la laie qui défend ses marcassins…

Tétanisée, la sœur pèlerine se recroquevilla et entama un chapelet. Rien à faire ! Le grognement de l’animal continuait à la hanter. Ne pas désespérer… Elle pria, pria et pria, frissonnante, prise de grandes sueurs froides.

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Au bout d’un moment qui lui sembla interminable, elle décida de fermer les yeux… la

cadence de la prière aidant, elle s’assoupit. Un frémissement de nouveau vers trois heures du matin la réveilla cette fois-ci en douceur. Le bruit de pas était plus doux et plus lent que celui du sanglier. Elle ouvrit un œil puis l’autre. Les ronflements et mouvements des sœurs pèlerines la rassurèrent.

Soudain, le roucoulement d’un oiseau éveilla sa curiosité. En prenant sa respiration, elle sortit sa tête ébouriffée du sac de couchage et vit, tout à côté, dans le buisson, une tourterelle au plumage argenté que la lune éclairait. Les étoiles scintillaient haut dans le ciel. Le cœur de la pèlerine se remplit de joie. Elle sourit seule dans le petit matin et attendit, les yeux grands ouverts, que ses sœurs se réveillent….

De retour dans son pays, elle sortit son sac et le laissa dans le jardin pour qu’il puisse respirer. Elle étendit son sac de couchage, rinça sa gourde, nettoya son attirail de randonneuse.

Subitement, elle entendit un bruissement. ! Une tourterelle ? Un sanglier ?

Non, un minuscule mulot des champs la regarda de ses grands yeux apeurés et sortit, dans un bond, du sac.

Joie de l’imprévu. A l’année prochaine….

Le secret des iles Borromées

Le secret des iles Borromées

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par Suzy Dryden

Le secret des iles Borromées

Nouvelle

 

J’hésitai à ouvrir l’enveloppe ne souhaitant pas être dérangé. Depuis quelques temps, toute distraction me semblait dangereuse car me détournait de ma mission spéciale. 

L’odeur de cannelle qui émanait de la lettre eut raison de moi et j’approchai l’enveloppe de mon nez pour humer, comme lorsqu’on retrouve un vieux livre et que l’on enfouit son visage dans son creux pour sentir l’odeur du vieux papier. Je fermai les yeux et m’amusai à deviner qui était le messager de cette missive. Les quatre timbres sur l’enveloppe représentaient un paysage qui m’évoqua tout de suite les îles Borromées et je me souvins d’une histoire que Madame Zimmermann avait dû me lire dans mon jeune âge. Le parfum des îles Borromées. Dans ce livre, il s’agissait d’un dilemme, d’un mystère qu’une bande d’amis devaient élucider pendant leurs vacances. Tout ce que je recherche émotionnellement et professionnellement. L’intensité, l’énigme, l’inconnu, l’affaire sensible…

Que faire ? Succomber à ma curiosité pour lire cette lettre et laisser tomber la pile de dossiers ? De nouveau, c’est la cannelle qui trancha et je déchirai l’enveloppe précipitamment en remarquant, dans ce geste vif, que le papier fin tremblait comme étonné de la réaction de son destinataire. Pliée en six, une feuille très fine apparut comme rabougrie. Mon premier réflexe fut de trouver que l’expéditeur avait peur ou était plutôt timide et j’eus le pressentiment profond que je découvrirai une écriture de pattes de mouche, apeurée et illisible comme celles des personnes qui se cachent en permanence.

Dans mon métier, l’on rencontre souvent ces lettres recroquevillées sur elles-mêmes. Il faut avouer que les sujets ne frisent pas la légèreté. Je regardai le soleil du midi gagner mon bureau et embrassai du regard la pièce et les objets familiers avant de commencer ma lecture. Surpris pas la belle écriture ronde et généreuse que la feuille afficha devant moi, je clignai des yeux, légèrement ébloui par les rayons du soleil et lu à haute voix :

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Teranga, le 15 mars 1967

Mon petit,

Les îles Borromées t’appellent. Le sable des plages endormies attend les traces de tes pieds blancs. J’ai appris, grâce à internet, que tu avais rejoint le corps d’élite. Comme je suis fière de toi. J’aimerais te serrer dans mes bras ! 

Qu’en penses-tu avoir une permission et venir me voir car il sera bientôt temps pour moi de rejoindre l’au-delà. J’ai 91 ans. J’ai beaucoup de choses à te raconter sur tes ancêtres, sur la famille. Toi qui as toujours aimé les histoires, je t’en prie, viens à la fin du mois de mai. Je t’attends. Ta mère sait qui je suis mais ne voudra pas me voir. Ces choses pèseront trop mais toi, vaillant comme tu es aujourd’hui, tu comprendras et ces informations te seront utiles dans ta prochaine mission en Martinique.

Viens vite. Les gâteaux de banane-cannelle et le chant des colibris te font signe de la maison d’où je t’écris. Il est vraiment temps que tu apprennes la vérité. 

Mwen aimé ou doudou*,

Mahina

Voici mon adresse :
Madame Mahina LevyTeranga,
Pazzio del Canto
Les Iles Borromées

Je froissai la lettre et m’adossai sur ma chaise. Le soleil tapait fort. Les stores non baissés réclamaient une sieste. Le parfum de cannelle s’estompait. Pour prolonger l’excitation de cette découverte, je ne quittai pas des yeux les quatre timbres, fasciné par les couleurs, les jardins exotiques et le lac Majeur. Le parfum des îles Borromées. Le titre de ce livre d’enfant revint me taquiner. Mais quel lien entre cette femme des îles visiblement très âgée et ma personne ?

Je fermai les yeux et tentai de plonger dans les méandres de ma petite enfance. Seul le parfum de cannelle semblait être un indice. Je décidai de ne pas trop réfléchir et de faire une pause. Le sommeil porte conseil. Après la sieste, j’appellerais ma mère pour tenter d’avoir des explications. Ou plutôt mon frère d’abord. C’est l’intello de la famille et il passe beaucoup de temps à se creuser la tête sur la généalogie. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi… 

Note : Mwen aimé ou doudou* : « mon chéri je t’aime » en martiniquais

La colombe au boa rose

La colombe au boa rose

Illustration: Jean-Pierre Meuer

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par Suzy Dryden

La colombe au boa rose

Nouvelle

 

D’un battement d’aile, clair et sec, je m’envole et trace une ligne affirmée dans le ciel endormi. 2 heures du matin. Le jour n’est pas encore levé. Les grandes baies vitrées sales de la prison ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Je plane au-dessus des repères familiers de la ville, devine le lac et son jet d’eau, survole les réverbères encore allumés et la boule dorée métallique du CERN.

L’air frais du soir-matin me chatouille les oreilles et rien ne me ralentit. L’appel des hauteurs célestes retentit tel un gong mystérieux. Un son de basse continue qui semble puiser sa force et sa tonalité du plus profond de la terre et qui me pousse à rejoindre les crêtes du Jura avec ardeur. Au sommet de la Dôle, le vent souffle à plus de 140km/h et fait pencher l’antenne de télévision. La caméra de surveillance renvoie mon reflet et j’aperçois furtivement un drôle de phénomène sous une lumière néon. Je ne suis pas un oiseau habituel mais une colombe qui porte, autour de son cou, un boa de plumes roses magenta. Les plumes de couleur tressaillent dans la bise et illuminent la blancheur de ma robe. Alerte, j’ignore cette lumière artificielle.

 

Rien ne peut m’arrêter. Je m’apprête à survoler promptement la France pour gagner l’Allemagne au plus vite. Le voyage s’annonce long et très éprouvant.

 

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Des avions me bloquent la vue quand je rejoins l’Allemagne. Des ailes orange à bas prix jacassent et des gaz noirs étouffants me barrent la route. Les pilotes n’ont aucune idée du boucan qu’ils génèrent avec leurs immenses réacteurs. J’ai peur d’être aspirée comme une toile d’araignée sans pitié. Je ne m’attarde pas et me recroqueville dans mon tourbillon de plumes… Virevoltante, aérienne et déterminée, je vole sans hésiter.

Le ciel tisse des chemins étonnants que je traverse telle une étoile filante. De temps à autre, des images de la prison me reviennent et des frissons intenses parcourent mon plumage. Rien n’était plus respirable là-bas et l’injustice régnait. Ici, dans ce ciel clair-obscur tout est encore possible. Du bout de mon bec, je regarde sous mes ailes et perçois les stratus, les dégradés de tons de la pollution. Lumières des villes en arc en ciel. Je sens pour la première fois depuis des mois une envie de chanter dans mon cœur d’oiseau.

Quelques heures plus tard, au moment où je rejoins l’Allemagne, la morsure du froid commence à me gêner. Il est peut-être temps de faire une pause avant la tombée de la nuit « mais à l’instant où je réajuste mon boa rose pour me protéger, je sursaute soudain. Je sens que l’atmosphère a changé…Les fenêtres scintillantes des villes et de l’aéroport plongent dans un noir absolu. Les avions pilent vers le bas. Les oiseaux migrateurs qui me talonnaient depuis le petit matin font du sur place. Curieuse, je décide de descendre dans la ville voir ce qui s’y passe. En bas, tout est chaos et cacophonie. Un homme muni d’un porte-voix déclame :

« Plus d’électricité sur la terre. Plus d’internet. Veuillez rester calme. Nous faisons tout notre possible pour restaurer la connexion. ».

Surprise, effrayée, je me pose dans le cadre d’une fenêtre sans vitres et contemple la scène fracassante. La panne d’électricité a retourné la ville sans dessus-dessous. Des voitures carambolent et se heurtent contre des murs ou des poteaux. Une femme, désespérée hurle dans un téléphone qui ne répond plus. Un vieillard hagard appelle au secours, des voix d’enfants retentissent comme des klaxons insupportables. Dans l’obscurité, je perçois, dans tout mon corps, la panique des habitants habitués à allumer leur réveil, leur téléphone, démarrer leur voiture ou répondre à un message sur un réseau social. Perplexe, je m’étonne de leur manque de créativité. Comment peut-on être si démuni sans internet, sans électricité ? Soudain, je suis tirée de mes réflexions par une voix d’homme.

« Salut l’oiseau. Dis-donc t’es beau. Comment tu as atterri ici ?». murmure un homme vêtu modestement.

Je tourne la tête vers l’homme et saisis tout de suite qu’il est bavard. Ma petite pause germanique risque de se prolonger, mais je suis polie et tends l’oreille avec un air gracieux. Je me rapproche et me pose sur un muret près de l’homme. Ce dernier me regarde fixement et dit :

« Ben, on n’est pas sorti de l’auberge ! T’es au courant pour Trump ? Ça risque de

déménager. T’as un avis là-dessus ? Avec cette panne mondiale, va falloir puiser dans la réserve. Ben, bon j’ai l’habitude : je suis un vagabond. On fait avec les moyens du bord… »

En l’observant, je me sens légèrement coupable de ne pas répondre mais mon intuition me porte ailleurs. Mon voyage doit continuer. Pour ne pas blesser mon interlocuteur en quête de compagnie, je lui indique que je vais prendre congé et bats des ailes en roucoulant. Entêté, l’homme n’abandonne pas la conversation et m’interpelle :

« Ben tu t’envoles ? Dommage, j’aurais bien fait causette avec toi. Ils s’agitent tous

comme des malades ici…C’est fatiguant. Le métro est bloqué et il n’y aura bientôt plus rien à manger. Mais dis-donc, t’as des plumes roses ? T’as trouvé ça où, ma Beauté ? Viens me raconter ton histoire…»

Adieu ma mission de paix ! Dans un froufrou, je m’envole et laisse l’homme marmonner tout seul. « Ouf ! Je l’ai échappé belle ! »

Mais de nouveau, je me retrouve freinée dans mon élan par un enfant qui cherche sa mère, tel un oisillon tombé du nid. Cette fois-ci, je n’ai pas envie de comprendre, ni de porter assistance à personne en danger. Toute ma vie, j’ai dû réconforter, apporter la paix et sauver le monde. Basta così !  Je ferme les yeux pour ne plus voir les ruines et les misères de la ville et je remonte lestement dans le ciel désormais dénué d’avions.

Une seule volonté m’anime : celle de voler le plus haut possible vers la clarté. Mon boa me tient bien chaud. En route, vers la suite de mon périple, vers les lieux qui m’appellent loin des turpitudes contemporaines ! Cap vers le Nord ! Vive le Danemark où je suis les embruns salés et où je pique à l’Ouest vers la Mer du Nord qui me rapprochera de l’Angleterre.

Quand je gagne la perfide Albion, les paroles d’un air connu me reviennent : « Je sais comment scier tous ces barreaux qui sont là en guise de rideaux ». Portée par un espoir naissant, je trace des courbes joyeuses dans le ciel. Comme la prison me semble loin !

En cours de vol, lorsque je prends le temps de me reposer sur un nuage, je sens que j’ai perdu quelques plumes. Est-ce la vision de cette misère humaine ou le froid glacial des hauteurs ? Le voyage dure encore plusieurs jours…Je croise une cigogne, des bergeronnettes, des oies et même une sterne arctique mais ne leur parle pas. Telle une fusée, je trace.

Arrivée en Irlande, je me dirige vers un océan bleuté dont la profondeur attire mon

regard. L’Atlantique se dresse devant moi, fier, tumultueux, grandiose. Les plumes roses du boa ne tiennent plus très bien tant le vent souffle. Exténuée par mon long périple, je sens la fatigue peser sur mes frêles épaules. Une colombe poids plume. Enroulée dans mon boa, je baisse la tête pour mieux braver les vents impétueux. Je suis uniquement mon instinct de survie et garde les yeux à peine ouverts. J’avance, minuscule petite lumière blanche et rose dans le ciel tourmenté.

Subitement, au milieu de l’océan, j’aperçois un phare rouge éclairé par la pleine lune.

L’évidence me saute aux yeux et je braque mes ailes – bâbord toute – pour me diriger vers le monument solidement ancré au milieu des vagues. Ici, il ne faut plus rebrousser chemin. C’est fatal. Si je cesse de battre des ailes, je tomberai d’épuisement d’une traite à la verticale et serai dévorée par les flots de l’océan.

D’un ultime battement, j’arrive devant une fenêtre éblouissante. Le contraste est poignant avec les vitres de l’ancienne prison. Les carreaux étincellent des rayons de lune et ne portent aucune trace de saleté et de poussière. Une petite lucarne entrouverte me tend les bras. Ragaillardie, je vole à l’intérieur du phare et atterris sur une table en bois polie par le sel marin.

Sur la table, sont posés sagement une feuille blanche et un pot en étain dans lequel trône une plume. Prudente, j’observe et jette un regard autour de moi. Je m’étonne du calme malgré la tempête qui sévit dehors.

Je me redresse, respire fort. Avec légèreté, telle une danseuse sur scène, je laisse glisser le boa rose sur la table. Je m’installe confortablement, prend la plume et trace avec ma patte droite la première phrase qui me vient :

« Quelque chose a changé… »

Bambou ou la soif du pauvre

Bambou ou la soif du pauvre

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par Suzy Dryden

Bambou ou la soif du pauvre

Nouvelle

 

Le petit bout de papier chiffonné gisait près de la cabine téléphonique. Intrigué, Zaccaria Bosco le ramassa et le lut à haute voix. 

« Aide-moi ». 

Zaccaria tressaillit, sentit son corps trembler et sa gorge se nouer. Il eut quelques secondes d’hésitation. La grande poubelle à côté de la cabine lui suggéra d’une voix ferme. « Jette le papier. Cela va te porter malchance ». 

Quelques secondes plus tard, ce dernier atterrit au milieu de sacs gris, de mauvaises herbes et d’une bouteille en plastique vide. Zaccaria continua son chemin et traversa le parking où le monde « blanc » s’affairait. Dans ce village, il était bel et bien le seul Africain.

Depuis qu’il avait quitté l’Ethiopie, tout était nouveau. Surtout le matin, quand il regardait les gens aller travailler avec frénésie. Lui, il faisait semblant. Il marchait tous les jours pour garder courage sur les chemins escarpés du hameau provençal. Dans son pays natal, il en avait fait des kilomètres… ici il ne s’aventurait jamais trop loin de peur de s’égarer.

Tous les soirs, l’Association des Amis de l’Ordre de Malte lui servait un plat chaud. Les gens tentaient de l’aider mais son âme ne répondait plus. Il comprenait quelques mots, souriait poliment et hochait la tête pour dire merci. Puis il se retirait pour aller dormir. Il avait de la chance d’avoir un logement de fortune prêté par l’association, le temps qu’on lui trouve un sens à sa vie et quelques papiers pour avoir le droit de travailler. 

Ce matin, lors de sa marche habituelle, le papier avec l’inscription « Aide-moi » le hanta avec insistance. De qui s’agissait-il ? Et si ce mot lui était adressé ? 

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Zaccaria Bosco espéra qu’il ne passerait pas la journée à scander cette rengaine opprimante. A la maison, sa grand-mère Baba Yaya lui aurait répété en hochant la tête. « Qui regarde trop en arrière, finit en serpillère. ». Dicton éthiopien. 

« Aide-moi ». Cette incantation respirait l’angoisse, le manque d’eau, la malaria, les ventres gros des petits affamés, les femmes violentées. Zaccaria redressa la tête, ferma les yeux et allongea son corps dégingandé vers le ciel comme un bambou souple et délié.

Brusquement, son corps frémit. La rage monta de ses pieds, passa par ses tripes et il se mit à hurler. La terre vibra au son de la voix de l’Africain. 

– « Monsieur. Vous avez besoin d’aide » ?

Zaccaria ouvrit les yeux, surpris par cette voix qui venait de nulle part et tenta de se situer sur le sentier qu’il arpentait. Devant lui, se tenait une femme toute courbée avec une canne en bois d’olivier. Elle semblait très âgée, le visage illuminé de rides profondes. Ses cheveux étaient dissimulés par un fichu noir de jais. Les deux yeux bleus enfoncés dans leurs orbites scintillaient et captaient le soleil méridional. Tout l’ensemble résonna dans le cœur de Zaccaria. Il se pencha vers elle avec une grande délicatesse. Elle semblait si fragile. 

– « Non merci » s’entendit murmurer Zaccaria. 

La vieille femme resta campée devant lui et ne bougea pas, imperturbable. Eblouis par le soleil, ils clignèrent des yeux ensemble. Les pensées de l’africain tourbillonnèrent dans sa tête. Il repensa au papier trouvé ce matin près de la cabine téléphonique du village. Un autre signe ? Pourquoi ne pas demander de l’aide à cette personne ? 

Elle avait peut-être de l’argent. Il l’observa discrètement. Les chaussures de son interlocutrice l’interpellèrent. Deux espadrilles bleues délavées, dont le bout découpé laissait dépasser de minuscules doigts de pied noircis par la poussière. Il remonta son regard et remarqua que les deux jambes maigres étaient couvertes de bleus et de cicatrices. Cette femme était en piteux état.

Un silence magnétique s’installa entre les deux promeneurs malgré le chant des grillons qui s’acharnait à capturer leur attention. Zaccaria proposa à la vieille femme de s’asseoir à l’ombre d’un figuier. Pour lui donner confiance, il s’assit le premier, à même le sol, croisa ses jambes interminables et lui montra une grosse pierre recouverte de lierre. Elle le regarda, plantant son regard bleu dans le sien et vint, en titubant, le rejoindre.

– « Aba Yaya. Assieds-toi. dit Zaccaria en lui tendant la main. 

– « Merci, Petit. Raconte… ».

Le figuier tressaillit à l’écoute de ces mots affectueux et son parfum entêtant les enveloppa, encourageant la conversation.  

– « Non. Toi. Aba Yaya. 

Assis, Zaccaria se sentit soudain plus léger et le cri du loup s’estompa tel un vieux souvenir. La vieille femme reprit la parole.

– « Je vais te raconter, Petit. Il était une fois un olivier qui étouffait. La salsepareille l’empêchait de respirer. Un jour, un merle blessé se réfugia dans l’arbre pour reprendre des forces. Il s’y sentit si bien qu’il décida d’y rester. ». 

Zaccaria, la tête penchée pour mieux écouter, observa la vieille femme. Elle souriait malgré ses lèvres toutes gercées. Zaccaria posa sa main droite sur son cœur, respira lentement et prit la parole :

– « Que s’est-il passé, Aba Yaya ? Les… jambes ».

Etrangement, Zaccaria parlait mieux français que d’habitude. Les mots coulaient de source. Il oublia qu’il était un étranger. 

– « Je suis blessée. Comme le merle. » répondit-elle

– « Mais, tous ces bleus. Moi, je peux soigner.

– « Non, Petit. C’est trop tard maintenant. Je suis trop vieille pour vraiment guérir. Je veux juste m’assoupir ici. Avec toi. » 

– « Il n’est jamais trop tard, Aba Yaya. “

A ces mots, les grillons reprirent leur concert mais decrescendo par respect pour l’aïeule.  Les mains posées sur ses genoux, Aba Yaya entama un nouveau récit.

« Je vais te raconter une autre histoire. Il y a 60 ans, moi Elena, je suis arrivée, comme toi, Petit, dans ce village varois, pleine d’espoir. J’avais vingt ans. J’étais belle. Le regard bleu, de longs cheveux noirs, la taille svelte. Mais très vite, le sort a craché et transformé tous mes rêves en fumée. Tout avait pourtant bien commencé. On m’avait choisie, moi, pour aider à la boulangerie et j’ai travaillé sans relâche. Puis un jour, un homme m’a séduite. Il venait chaque jour acheter son pain. Mon cœur de jeune fille a flanché devant cet homme rassurant en bleu de travail. Un mécanicien. Nos pas ont fini par se lier. Il m’a épousée et j’ai pu obtenir la nationalité. Neuf mois plus tard, changement de décor. Il a commencé à me frapper quand il a vu que mon ventre ne s’arrondissait pas. L’enfer. Je me disais « Lentzi*, accroche toi. Il va finir par arrêter. Ce n’est qu’un mauvais rêve. » Les coups se sont intensifiés. Plus forts. Plus durs. Puis un jour, je n’ai plus eu envie de vivre et je ne l’ai plus intéressé. Il m’a jetée dehors. J’étais enfin libre mais brisée à jamais. »

Zaccaria l’écouta attentivement pendant tout son récit et comprit qu’elle aussi revenait de très loin. Il marqua une pause et dit d’une voix tendre. 

– « Aba Yaya, viens te reposer…maintenant.

La vieille baissa la tête. Quand elle releva son regard embué de larmes vers lui, il sut qu’ils ne se quitteraient plus.

Le lendemain, il retourna au village près de la cabine téléphonique. Il ouvrit la poubelle pour retrouver le papier chiffonné. Il n’y était plus mais un objet inhabituel retint toute son attention. Là, au milieu des sacs gris, des feuilles et de la bouteille en plastique, un œuf ovale aux couleurs chatoyantes pointait le bout de son nez. Il se pencha pour le ramasser et le posa dans la paume de sa main gauche pour l’observer.

Son cœur tressaillit de joie et il revit défiler tous les évènements traversés ces dernières heures. Le cri de rage, Aba Yaya, le sentier, le figuier, la conversation. C’était un vrai jour de chance, béni par l’acquisition de ce trésor inattendu. L’œuf ne ressemblait pas à ceux de son pays et devait appartenir à une personne très riche. La symétrie des dessins traduisait une grande maîtrise de la peinture. Triangles orangés, fleurs dans les rouges profonds et pyramides d’or formaient un ensemble lisse et magique. 

Zaccaria le déposa dans sa main et décida de garder l’objet. En hommage à sa rencontre avec Aba Yaya. Il n’en parla pas à l’Association des Amis de l’Ordre de Malte. Il mit juste Aba Yaya dans le secret qui hocha la tête, sourit d’un air entendu et ne posa pas de question. 

Quelques années plus tard, Zaccaria quitta le village pour trouver du travail. Ses papiers étaient dorénavant en règle et son français s’était nettement amélioré. Aba Yaya avait rejoint depuis longtemps les étoiles et reposait en paix. Il était temps de continuer sa route.

Grâce à sa haute taille, il trouva un poste de vigile dans un musée d’ethnographie réputé pour ses collections d’objets des quatre coins du monde. Le mercredi après-midi, des ribambelles d’enfants défilaient, encadrés par des guides très instruits. Zaccaria les écoutait toujours attentivement. A force de tendre l’oreille, il approfondit son vocabulaire et apprit à manier la langue française avec un certain brio.   

Peu de temps après, lors d’une exposition intitulée « Trésors », le conservateur du musée ressortit des objets oubliés dont une collection d’œufs colorés de Roumanie. Devant la vitrine, Zaccaria qui savait lire, vit apparaître un texte qui le bouleversa.  

« La richesse du pauvre. Aliment riche, l’œuf est aussi vecteur d’une symbolique à l’œuvre dans de nombreux contextes culturels. L’offrande, le prêt et le partage des œufs accompagnent l’installation dans une nouvelle maison, le mariage, la grossesse et l’enfantement même dans les milieux les plus défavorisés. Consommés par le malade ou l’endeuillé, on considère qu’ils contribuent au rétablissement physique et moral. Qu’ils soient naturels ou subtilement décorés, utilisés comme nourriture ou supports d’un rituel, les œufs participent au déroulement de nombreuses fêtes calendaires et sont particulièrement mis à l’honneur à Pâques. » **

Enthousiasmé par cette découverte, Zaccaria Bosco profita de sa pause déjeuner pour lire et admirer tous les œufs exposés. Il fut frappé par les noms des donateurs qui eux aussi possédaient une connotation poétique et s’affublaient souvent du titre de « Don ». Quel panache ! Quelle élégance ! « Don Emile Chambon ». « Don Alice Bertrand ». « Don Viorica Ungureanu » …Toute l’exposition l’enchanta et dès qu’il trouvait un moment de libre, il cherchait à apprendre et prenait des notes. 

A la fin de l’exposition, le secret se mit à peser de plus en plus sur son cœur et la question fatidique se posa. Que faire de son œuf ? Avait-il le droit de le garder ? Était-ce du vol ? Il l’avait certes trouvé dans une poubelle mais sa conscience commença à le travailler. Il avait beau être un employé dévoué dans un musée de renom, il restait vigile et africain. Révéler son secret lui causerait des ennuis. Il pourrait perdre son travail, être chassé et renvoyé à Addis Abbeba. 

Un soir, après le travail, Zaccaria marcha longuement comme autrefois dans le village du Var pour faire passer le temps et réfléchir à son avenir. L’œuf le hantait. En cogitant, il conclut que son trésor devait venir de Roumanie. Il ressemblait dans son style aux œufs de la vitrine du musée d’ethnographie. Il fallait rapatrier impérativement le trésor dans son pays d’origine. Le proverbe français lui vint à l’esprit « Qui vole un œuf, vole un bœuf ». Dans son pays, l’œuf est sacré, source d’abondance.   

Audacieux, Zaccaria donna sa démission, prit toutes ses économies et décida de tenter l’aventure. Il choisit le plus joli nom affiché près des œufs de « la richesse du pauvre ». « Don Viorica Ungureanu » suscita sa curiosité. La sonorité lui plut et, de surcroit, cela devait être une femme. Il prit sa décision. Retrouver Viorica. La route s’annonçait longue. Ses longues jambes agiles et sa flexibilité de bambou le mèneraient vers un destin tumultueux et enrichissant. Aba Yaya le guiderait de là-haut. Depuis qu’elle était décédée, elle n’avait jamais été aussi présente. Il avait confiance.  

La Roumanie accueillit Zaccaria mieux qu’il ne se l’était imaginé. L’intégration n’avait plus de secrets pour l’homme originaire d’Addis Abebba. Il en connaissait toutes les ficelles. Jouer au football avec les enfants, parler en regardant les personnes dans les yeux, montrer ses papiers d’identité avec déférence, sourire. 

Le sens de la fête régnait à Bucarest et l’on sentait dans les ruelles l’envie de construire et de réussir. Le peuple portait des couleurs franches et bariolées, aimait la danse et la bonne cuisine mijotée. Il se sentit un peu chez lui. Zaccaria repéra vite le musée historique dans la vieille ville et se rendit d’un pas alerte dans la salle intitulée « Coutumes et art d’offrir ». 

Au fond d’un couloir interminable (souvent le cas dans les vieux musées !) il repéra les œufs colorés traditionnels disposés méticuleusement sur une étagère protégée par une vitre. Quelle merveille ! Il les observa, un à un, et se surprit à sourire au vigile roumain de la salle. Le musée le fascina aussi par sa collection de costumes folkloriques roumains. Il découvrit les pantalons « itari » des hommes et les jupes ou « fota » des femmes. Les chapeaux en peau d’animal « peptarul » l’intriguèrent. Dans l’aile consacrée à la musique, il admira la diversité des cithares sur table et rencontra le « tembal » que l’on nomme aussi « « piano tzigane ». Son instinct de nomade flancha pour cette culture. 

Qui sait ? Il se prit même à rêver de tomber amoureux d’une roumaine… Tout lui semblait soudain possible.     

Tout en se promenant dans le musée, il réfléchit à un stratagème pour déposer son œuf avec discrétion. Il nettoya avec amour l’œuf avec du coton pour qu’il n’y ait aucune empreinte. Quand la nuit noire fut tombée, il déposa son trésor enveloppé dans un papier dans la boîte à lettres du musée. Mission accomplie.

Après avoir quitté la Roumanie, Zaccaria Bosco ne rechercha plus à suivre le fabuleux destin de son œuf. Il retrouva un autre travail dans un musée dans une nouvelle contrée. Il continua à marcher pour réfléchir. Souvent, le soir, il scrutait les étoiles pour remercier Aba Yaya et jouait un air de banjo en fredonnant tout bas. Il ne put jamais l’appeler par son prénom, Elena ni par son surnom Lentzi. Certaines habitudes ne peuvent être changées. 

Bientôt, il se sentirait la force de retourner en Ethiopie, de serrer le petit de sa sœur dans ses bras, de manger de “l’ingera”. Le “spris” aussi lui manquait tant : ce mélange de café et de thé. Il y a longtemps, son Aba Yaya éthiopienne lui avait appris à le servir pour que le café noir ne se mélange pas au thé et stagne bien au-dessus de la tasse. 

Pour Zaccaria Bosco, la boucle n’était pas encore tout à fait refermée mais son trésor était immense. 

29 septembre 2019

Face à la mer

Face à la mer

La version audio de cette histoire est en préparation

par Suzy Dryden

Face à la mer

Nouvelle

 

Toute une année écoulée côte à côte à New York. Des disques vendus, des prises de vue à Central Park, le métro pris tous les jours et la signalisation « Walk. Don’t Walk » qui scande les feux de la Big Apple encore dans leur tête.

Le célèbre couple Armstrong pose enfin ses valises. La seule et unique parenthèse de l’année au bord de l’océan. Le sable chaud clignote, étincelant de la lumière de Floride. 

Epuisés, Jack et Ella oublient de ranger leur malle. A peine arrivés, ils la plantent dans le sable, telle un menhir, symbole du passé ou de leur vie d’artistes à New York. Tant pis si elle chauffe. La crème anti-âge d’Ella va fondre. Peut-être.

La photographe de Broadway et le clarinettiste s’effacent, se posent sur le banc blanc face à la vue plongeante sur l’Atlantique. Arrêt sur image. Enfin, leurs chemins se retrouvent ou du moins ils ont envie d’y croire. Las et pensif, Jack s’affaisse, les yeux légèrement baissés. Il espère qu’elle va lui caresser le dos même sans crème solaire. Ella n’a pas le courage d’aller nager, même si elle est prête, en tenue de sirène. Son cœur bat. Elle attend un geste de son mari mais n’entend que les vagues bleues frémir et le soleil taper sur ses pieds.

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Qui fera le premier pas ? Le temps passe lentement. Ils restent une, deux, trois heures sur le banc et se laissent abrutir par le soleil. Rien n’est planifié. Ella s’endort, se réveille en sursaut et son esprit se vide petit à petit.

Les mots « c’est trop tard » surgissent et viennent engourdir Jack. Cela doit faire un an qu’ils n’ont plus vraiment fait l’amour. Trop d’espace, trop de clicks, de vide se sont infiltrés dans leur vie quotidienne ou est-ce juste la lassitude de la routine ? Il incline légèrement la tête pour réfléchir et tenter de comprendre.

Mais soudain, les nuages semblent s’adresser aux torchons qui sèchent au soleil comme des drapeaux prêts pour une fête nationale. Le corps d’Ella tressaille et d’un geste précis, elle croise ses jambes musclées. Un courant inattendu circule entre sa hanche et le dos musclé de Jack. Elle ferme les yeux et délicatement de sa main gauche remonte le long de la colonne vertébrale de son mari. Elle sait exactement ce qu’elle veut et sourit. Jack pose ses mains sur les genoux de sa femme et lâche prise. Il jette mentalement tous les contrats manqués à l’eau, efface l’année et respire à tire d’aile.

Il entend alors, dans la torpeur de l’après-midi, la voix d’Ella lui lancer à la volée :

« Come on. Let’s fly ? »

Telle une étincelle, un accord lui vient à l’esprit. Il la serre fort contre lui et l’entraîne en courant vers l’océan.

La flaque d’eau

La flaque d’eau

Ecoutez la version audio de cette histoire

par Suzy Dryden

La flaque d’eau

Nouvelle

 

Dans une flaque d’eau, vous avez plusieurs possibilités. Celle de sauter dedans avec des bottes en caoutchouc et d’éclabousser en faisant beaucoup de bruit. Ou celle de l’enjamber pour éviter de se mouiller. Martin choisit la deuxième option. Après la nouvelle matinale de son licenciement au bureau, l’art d’esquiver lui semble plus approprié. Alors qu’il dépasse la flaque, une deuxième, puis une troisième semblent s’avancer vers lui. Cercles qui se déroulent à la suite d’un ricochet dans l’eau, éphémères mais envahissants.

La tête lui tourne. Les flaques d’eau se multiplient devant ses yeux et il sent son cœur battre dans ses tempes. Dans la moiteur froide et humide de l’après-midi, son choix est fait. Mentir le plus longtemps possible. C’est plus facile de faire semblant, d’esquisser sa vie, de porter le masque de celui qui ne sait pas.

Le chemin à travers la vieille ville perd tout son charme familier. En passant devant le Café du Soleil, encerclé par trois flaques immenses. Martin reste un moment pantois, incrédule. Dans la rue, une forme mystérieuse posée sur un carton attire son regard. En s’approchant, il cligne légèrement des yeux derrière ses vieilles lunettes en écaille. Là, il regarde furtivement sa montre et constate qu’il est l’heure de rentrer, l’heure du thé : 17h07. Peut-être un signe positif ces deux 7. En général, c’est plutôt Amy qui est superstitieuse mais aujourd’hui à cause des circonstances particulières, les rôles sont peut-être inversés.

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Peu importe. Cap sur ce carton d’abord où il voit giser une magnifique longue robe rouge du soir, un boa de plumes noires, des escarpins enlacés et une lettre cachetée. Martin enlève ses chaussures bien cirées d’employé modèle et marche hardiment dans les flaques qui le mènent au tas énigmatique. Autour de lui, pas un chat, pas un bruit. Le Café du Soleil affiche d’ailleurs « Fermé ». En se penchant, Martin attrape la lettre et lit les mots visiblement gribouillés à la hâte à haute voix : 

« Pour celui qui me trouve. Pour celle qu’il aime. Je ne serai bientôt plus. Les années passent. ».

Martin n’arrive pas à déchiffrer la signature mais remarque que l’écriture glisse, déliée et décidée. Sans réfléchir, comme animé d’une soudaine confiance, il saisit les vêtements, attrape les chaussures de bal et enfouit la lettre dans sa poche. Il court, léger et saute dans les flaques d’eau, fredonne, s’éclabousse. Le paysage défile tel un train à grande vitesse.

La porte de leur appartement sans dessus dessous s’ouvre toute seule. Comme d’habitude, elle n’est pas fermée. Amy est déjà rentrée de l’hôpital où elle travaille comme infirmière. Martin la retrouve devant le poêle vert, les yeux tout cernés, les pieds endoloris après une journée de travail. Il prend sa respiration. Elle se tourne vers lui et lui demande :

-« Hello Martin. Comment s’est passée ta journée ? Mais… pourquoi es-tu tout trempé ? Qu’est-ce que tu portes ? Une robe !

Martin lui sourit. 

– « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle… ».

Tsunami

Tsunami

A lire avec le bruit de l’océan

Obaasan : grand-mère en japonais

Ariake 有明 : prénom masculin japonais signifiant “possède la lumière”.

Illustration : la grande vague de Kanagawa de l’artiste japonais Hokusai

Ecoutez la version audio de cette histoire

par Suzy Dryden

Tsunami

Nouvelle

 

La vague glacée submerge Ariake. Dans un ultime élan, il heurte un objet dur qu’il agrippe désespérément. Ses pensées tourbillonnent. Les images défilent… Obaasan, Fukushima.

La tempête est tombée. Accroché à un arbre épave, il contemple son horizon de désolation. Vivre ou laisser agir la force marine ?

Epuisé, claquant des dents, il perçoit sous son nombril une intense chaleur qui le sort de sa torpeur. Il a encore le choix. Il suffit d’un geste.

Le jour même, sur une plage, un corps sans vie parmi les débris se fond dans le paysage. L’homme a un léger sourire sur les lèvres, les mains croisées sur le ventre. Vivre pour mourir ou mourir pour vivre.

Il a choisi sa liberté.

 

11 mars 2011, Suzy Dryden