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par Suzy Dryden

La flaque d’eau

Nouvelle

 

Dans une flaque d’eau, vous avez plusieurs possibilités. Celle de sauter dedans avec des bottes en caoutchouc et d’éclabousser en faisant beaucoup de bruit. Ou celle de l’enjamber pour éviter de se mouiller. Martin choisit la deuxième option. Après la nouvelle matinale de son licenciement au bureau, l’art d’esquiver lui semble plus approprié. Alors qu’il dépasse la flaque, une deuxième, puis une troisième semblent s’avancer vers lui. Cercles qui se déroulent à la suite d’un ricochet dans l’eau, éphémères mais envahissants.

La tête lui tourne. Les flaques d’eau se multiplient devant ses yeux et il sent son cœur battre dans ses tempes. Dans la moiteur froide et humide de l’après-midi, son choix est fait. Mentir le plus longtemps possible. C’est plus facile de faire semblant, d’esquisser sa vie, de porter le masque de celui qui ne sait pas.

Le chemin à travers la vieille ville perd tout son charme familier. En passant devant le Café du Soleil, encerclé par trois flaques immenses. Martin reste un moment pantois, incrédule. Dans la rue, une forme mystérieuse posée sur un carton attire son regard. En s’approchant, il cligne légèrement des yeux derrière ses vieilles lunettes en écaille. Là, il regarde furtivement sa montre et constate qu’il est l’heure de rentrer, l’heure du thé : 17h07. Peut-être un signe positif ces deux 7. En général, c’est plutôt Amy qui est superstitieuse mais aujourd’hui à cause des circonstances particulières, les rôles sont peut-être inversés.

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Peu importe. Cap sur ce carton d’abord où il voit giser une magnifique longue robe rouge du soir, un boa de plumes noires, des escarpins enlacés et une lettre cachetée. Martin enlève ses chaussures bien cirées d’employé modèle et marche hardiment dans les flaques qui le mènent au tas énigmatique. Autour de lui, pas un chat, pas un bruit. Le Café du Soleil affiche d’ailleurs « Fermé ». En se penchant, Martin attrape la lettre et lit les mots visiblement gribouillés à la hâte à haute voix : 

« Pour celui qui me trouve. Pour celle qu’il aime. Je ne serai bientôt plus. Les années passent. ».

Martin n’arrive pas à déchiffrer la signature mais remarque que l’écriture glisse, déliée et décidée. Sans réfléchir, comme animé d’une soudaine confiance, il saisit les vêtements, attrape les chaussures de bal et enfouit la lettre dans sa poche. Il court, léger et saute dans les flaques d’eau, fredonne, s’éclabousse. Le paysage défile tel un train à grande vitesse.

La porte de leur appartement sans dessus dessous s’ouvre toute seule. Comme d’habitude, elle n’est pas fermée. Amy est déjà rentrée de l’hôpital où elle travaille comme infirmière. Martin la retrouve devant le poêle vert, les yeux tout cernés, les pieds endoloris après une journée de travail. Il prend sa respiration. Elle se tourne vers lui et lui demande :

-« Hello Martin. Comment s’est passée ta journée ? Mais… pourquoi es-tu tout trempé ? Qu’est-ce que tu portes ? Une robe !

Martin lui sourit. 

– « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle… ».