La version audio de cette histoire est en préparation

par Suzy Dryden

Suite hongroise

Nouvelle

 

Le numéro de téléphone avait immédiatement capté mon regard, à côté du nom séduisant de Chorale Jazz Manouche. Une belle brochette de six et de deux. Rapidement, j’additionnai les chiffres et me sentis soulagée que le résultat soit un nombre pair. Comme une suite hongroise. Depuis toujours, je raffole de ces chiffres ronds. Deux par deux. Il faut dire que ce chiffre 2 représente un idéal pour moi car cela fait des années que je suis célibataire. Les hommes s’approchent de moi et une fois qu’ils sont un peu trop près, ils s’éloignent de nouveau. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. Je suis très petite mais bien proportionnée, de belles épaules carrées et une poitrine pigeonnante comme dans les années 50. Certes, vu ma taille, je ne ressemble pas à ces couvertures de magazine mais je considère que j’ai un certain charme méridional voire même oriental.

Chorale Jazz Manouche cherche ténors et basses. Audition mercredi 7 septembre 20h Salle Jacques Prévert. Persévérance indispensable. Spectacle prévu en juin à la salle centrale de la Madeleine. Succès garanti.

Chorale Jazz Manouche. Une drôle de combinaison. A part Thomas Dutronc, j’ai plutôt le souvenir que ce type de jazz ne se chante pas mais les mots « succès garanti » me conquirent. En effet, mon métier de professeur de mathématiques m’apporte la sécurité et une certaine rigueur mais loin de moi les paillettes ou la gloire. Dans cette ère numérique, l’on croise des élèves paresseux et endormis. L’époque des tables de multiplication me semble d’une grande poésie, souvenir de l’entraînement, de la répétition, d’une certaine abnégation et excitation dans l’apprentissage. Je crois d’ailleurs que c’est à l’époque des tables que j’ai découvert ce faible pour les chiffres avec un certain goût pour la cadence et le tempo. Le style jazzy. Oui, avec le recul, cette annonce saugrenue pour cette chorale m’avait tapé dans l’œil pour d’autres raisons que mon faible pour les chiffres pairs.

 

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De retour à la case départ dans mon appartement solitaire, je décidai d’appeler. Je n’avais rien à perdre. Mon cœur battait la chamade en tapotant les chiffres sur mon téléphone. La sonnerie s’éternisa pour atterrir sur une boîte vocale où une voix de femme soprano, vu le tremolo, me rappela en articulant exagérément :

– « Bienvenue à vous qui êtes intéressée par notre chorale. Rendez-vous à la Salle Jacques Prévert mardi 7 septembre à 20h. Nous cherchons des ténors et des basses de préférence ».

Toute la semaine, je pensai à la chorale. Le lundi, je tentai de chercher les mélodies connues propres au jazz manouche et les passai en bouche dans ma voiture. Ma camionnette s’accorde très bien d’ailleurs à cet esprit gipsy. En m’écoutant chanter avec ma voix grave, le nom de Stéphane Grappelli me vint à l’esprit. Je me souris en m’envoyant un clin d’œil dans le rétroviseur. Oui, j’allais me rendre à cette audition. Pas nécessaire d’acheter la revue du Hot Club de France. Ma voix rauque de fumeuse ferait l’affaire et correspondrait peut-être à un ténor. Le mardi, je rêvais un peu en cours. Les élèves en profitèrent pour bavarder mais je laissais courir. Je n’étais plus une prof mais une choriste jazzy. Très « stylée ». Mercredi, je pensais à ma tenue. Je choisis un décolleté histoire de mettre en valeur mon coffre appétissant.

Le jour J arriva. Dans la salle Jacques Prévert, une femme qui ressemblait à une souris m’accueillit à l’entrée. Dès qu’elle se mit à parler, je reconnus la voix du répondeur :

« Prenez place avec les nouveaux… là, sur l’estrade à gauche. Merci ».

Mon regard se dirigea vers la scène. Une quinzaine de personnes s’affairait sur l’estrade. Plutôt des femmes. Elles s’étaient toutes mises sur son 31. Aucune ne portait de pantalon comme moi. Confiante, je me frayai un chemin et m’installai près d’une grande maigre aux yeux violets qui paraissait timide.

–           « Toi aussi c’est la première fois ? »

–           Oui, je n’ai jamais chanté dans une chorale mais je chante sous la douche et dans ma voiture. »

Nous dûmes interrompre notre conversation car tout le monde se tut d’un coup et un homme entra dans la salle. Vu sa prestance, j’en déduisis que c’était le chef de la chorale. 

–           « Bonsoir à toutes et à tous. Je suis votre chef de cœur : Chandor Koksis. Ma mère est française et mon père est hongrois. Je suis un grand fan de jazz manouche. J’ai joué longtemps de la guitare mais pour moi le plus bel instrument reste la voix. Elle peut jouer plus de notes et varier les tonalités. C’est pourquoi j’ai ouvert cette chorale. Pour innover. Un jazz sans tambour ni trompette avec simplement nos voix. Je suis très curieux de vous écouter. Je vais vous expliquer comment cela va se passer et ensuite je vous proposerai un petit jeu ».

La voix chaude et l’accent slave de Chandor me fascinèrent. Je l’écoutai attentivement tout en contemplant son visage lisse, ses yeux très noirs, sa masse de cheveux poivre et sel. Il enchaîna : 

–           « Vous allez, chacun d’entre vous, vous présenter et m’expliquer pourquoi vous avez choisi cette chorale et ensuite je vous demanderai de répéter une mélodie que je vous jouerai au clavier pour identifier votre timbre de voix.

Son épaule gauche se haussa soudain de manière saccadée. Probablement un tic. En tous cas, je pensai au tempo « staccato ».

–           « Je m’appelle Margot avec un T. Je chante sous la douche et dans ma voiture mais aimerais progresser. J’aime les chiffres pairs. J’ai une voix plutôt basse. J’ai trouvé votre affiche très attirante. Je crois que j’ai une âme de gitane et je suis sensible au jazz manouche.

–           « Je m’appelle Margot avec un T. Je chante sous la douche et dans ma voiture mais aimerais progresser. J’aime les chiffres pairs. J’ai une voix plutôt basse. J’ai trouvé votre affiche très attirante. Je crois que j’ai une âme de gitane et je suis sensible au jazz manouche.

Il tapota clairement quelques notes et je me lançai en gonflant la poitrine pour prendre de l’assurance.

–           « Oui. Vous êtes ténor. Rare pour une femme. Vous avez votre place mais attention ici, ce n’est pas du tout une parenthèse ou une colonie de vacances. Il faudra aussi travailler à la maison et ne pas se contenter de venir aux répétitions le mercredi soir ».

Je répondis avec un entrain légèrement exagéré que je considérais cette nouvelle activité comme un vrai défi, que j’étais professeure de mathématiques, que j’aimais bien qu’un raisonnement se tienne et aller jusqu’au bout d’un projet avec persévérance. Ma réponse fut appréciée car la Souris du répondeur nota mon nom sur une feuille : Margot Chevrolet. Les autres choristes passèrent leur tour sur l’estrade. Chaque femme fit son petit numéro de charme. L’envie de plaire s’imposait rapidement devant ce chef de chœur. Minauderies et défilé de mode dans la salle Prévert.

Le jeu fut amusant. Nous devions nous positionner devant chaque personne en prononçant notre nom en articulant exagérément, en accentuant la prononciation et en chantant dans notre registre. A la fin de la répétition, Chandor nous remit le calendrier de l’année. Les rendez-vous remplissaient bien l’agenda. Tous les mercredis et plusieurs week-end étaient réservés à des répétitions intensives dont une dans un gîte à la Brévine en Suisse.

Les mercredis s’enchaînaient naturellement. Tout le programme reprenait des morceaux de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. Chandor était accompagné de trois musiciens, un guitariste, une contrebasse et un violoniste. Très vite, j’adhérai à sa méthode –  rigueur, ténacité et sensualité. On ne badinait pas avec les répétitions… Son regard devenait fiévreux et sa voix chaude de ténor descendait dans les graves quand il devait sévir lors de nos fausses notes. Un jour, il nous demanda de chanter en dansant. Le violon s’envola et virevolta à faire éclater les néons du plafond de la salle communale. Ce fut mémorable. Agnès, la grande maigre aux yeux violets se lâcha complètement et commença à se déshabiller lors d’une séance de Lindy Hop. Notre chef devint écarlate et lui demanda de sortir de la salle. Depuis ce jour, l’ambiance devint électrique. Nous commençâmes à préparer l’un des morceaux prévus pour le spectacle. T’as la touche manouche du groupe La Caravane passe. Grandiose.

Je pris tellement goût à cette chorale que je gagnais en confiance. Je me surprise à me regarder nue devant la glace de mon entrée et à éprouver un certain plaisir. Des hommes s’approchèrent. Jim, le prof de sport qui ne m’avait jamais considérée m’invita à prendre un verre…mais personne ne m’attirait vraiment. La chorale occupait mon esprit.

Le rythme demeurait soutenu et je remarquai un jour, avec un léger arrière-goût dans la bouche, que le groupe se réduisait sérieusement. La Souris nous expliqua que plusieurs personnes ne viendraient plus aux répétitions pour des raisons personnelles. Nous étions une quinzaine au début et nous n’étions plus que six pour le week-end à La Brévine. Je me rassurai : les meilleurs restaient. La Souris semblait épuisée. Elle était l’ombre de Chandor. Elle s’occupait de toute l’organisation du concert prévu pour la fin de l’année et donnait toujours l’impression de porter un grand fardeau sur ses épaules.

Au cœur du mois de janvier, en arrivant à La Brévine pour le premier grand week-end de répétition, ce fut d’abord un véritable choc thermique. Chandor nous explique en riant que cet endroit était aussi appelé la Sibérie de la Suisse mais que notre swing manouche allait nous réchauffer. Malgré ces bonnes paroles, je dormis très mal la première nuit dans le gîte. Je fis un rêve étrange. Toutes les choristes disparaissaient une par une sans raison et je me retrouvais seule dans une pièce enfermée. J’entendis la voix de la Souris et de Chandor qui chuchotaient. Je me réveillai le matin de la première journée en me promettant de tendre l’oreille et d’être attentive à tout évènement insolite.

Le lendemain, une pluie glacée battit les carreaux toute la journée de manière intempestive. Le gîte prenait l’humidité et une odeur de moisi s’infiltrait en sourdine dans la salle où nous répétions. Quelle idée de nous emmener dans ce coin si perdu… C’était l’esprit manouche de voyager mais il y avait des limites. Un bémol dans cette aventure qui, jusqu’à présent, semblait parfaite ? Au moment du petit déjeuner, Chandor nous annonça qu’il aimerait travailler individuellement avec chaque choriste. La Souris afficha au mur une liste de passage. Mon tour était tard, à 19h. Intimidée malgré moi à l’idée de me retrouver seule avec Chandor, je me maquillai les yeux, réajustai mon décolleté et me parfumai. Je jubilai tout l’après-midi tout en ressentant ce léger malaise qui m’avait gagné en arrivant à La Brévine. Etais-je vraiment à ma place ici ?

Le cours privé était donné dans une cabane, une sorte de mazot, à quelques mètres du gîte. A 19H00, je m’y rendis. Le soir était tombé. Des gouttes de pluie glacée ruisselaient sur mon visage. Je frissonnai en marchant.

La porte s’ouvrit dans un grincement. Chandor m’attendait et me sourit.

–           « Bonsoir Margot. Tiens, assieds-toi sur cette chaise. Comment te sens-tu ? C’est ici que je trouve le mieux mon inspiration… Prête ? »

D’un coup d’œil, je photographiai la pièce. Au plafond, un vieux luminaire recouvert d’un velours pourpre se balançait. Sur une chaise, je remarquai des partitions, une clarinette. Il faisait bon dans ce mazot grâce à un petit poêle électrique qui diffusait une chaleur enveloppante.

Soudain, mon cœur s’arrêta. Dans un recoin de la pièce, je vis, pendue à des cintres, deux aubes de prêtre bien repassées avec un crucifix. Chandor Kocsis avait donc quitté la robe pour la chorale manouche ?  Une parenthèse dans sa vie.  Moi, Margot Chevrolet, prof de maths et célibataire, je n’avais pas fait fausse route. Comme Chandor, j’avais choisi de vivre. Je me redressais sur ma chaise et gonflais ma poitrine voluptueusement. La suite serait hongroise…