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par Suzy Dryden

Gymnopédies provençales

Nouvelle

 

Suivre le soleil dans les oliviers n’est pas donné à tous. Les premiers rayons glissent le long du cyprès : signe du départ, de l’appel des hauteurs. Elle tend l’oreille pour vérifier la qualité du silence, enfile un pantalon et ses espadrilles. La porte d’entrée grince, elle caresse la clé enrouée avant d’avancer sur la terrasse. Le figuier centenaire reste impassible sur son passage mais elle sent sa chaleur enveloppante. Comme à chaque fois, au détour du bûcher, elle respire les préliminaires de sa liberté. Un mélange de thym, de romarin et de calcaire mouillé.

Chaque escapade commence par un arbre précis. Ce matin, elle se rend instinctivement vers « Le Fauteuil ». Recouvert de lierre grimpant, cet olivier se tient majestueux au-dessus des restanques. Le maître ici. Elle s’y trouve une place, les jambes dans le vide et attend, le cœur battant, le premier signe. La première voix prend son temps comme toujours.

– « Je cherche mon tabac anglais » répète-il

L’homme est grand, légèrement voûté, les sourcils en bataille, la voix porte et résonne dans le fond du Fauteuil.

– « Détends-toi, dit-elle, on n’a plus de temps à perdre. Ton Early Morning Pipe attendra.

La note est plus aigüe, lancinante et siffle comme la tramontane. Elle retourne les feuilles de l’arbre. L’argenté prend le dessus.

– « Je ne peux pas faire cela sans tirer un minimum sur ma pipe. ». Rétorque-t-il dans sa barbe. 

– « Tu ne dois penser à rien d’autre si tu ne veux pas qu’on se fasse prendre. Et dépêche-toi, on a déjà assez perdu de temps. Il faut qu’on arrive à tout emballer et à la caser dans le coffre avant la nuit. » 

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Les deux voix s’éloignent en tandem. Pause dans l’arbre. Elle a le temps de s’adosser, de voir la mer au loin, le toit du mas qui crépite dans la matinale. Une porte de voiture claque. C’est le barbu. Elle l’a reconnu sans réfléchir à l’odeur : un mélange tenace de tabac, de sueur et d’angoisse. Une voiture démarre. Le pot d’échappement couve une sale grippe. La fumée, nuage incongru dans le ciel bleu détonne dans la garrigue.

– « Salope, tu oses m’empêcher de fumer et tu en allumes une. »

Etonnement, la femme pressée ignore son interlocuteur et s’applique à faire le moins de bruit possible. L’habitante de l’olivier tend l’oreille et perçoit le choc sec d’un objet lourd et encombrant. Quelques minutes interminables s’écoulent. Il est temps de changer d’arbre. 

Le prochain est à l’image d’un Bacchus de Caravage, généreux, sensuel et foisonnant de tous les tons de vert. Elle s’y installe langoureusement. Il est déjà 10H et les rayons du soleil créent la réverbération idéale pour une prochaine gymnopédie. Lent et calme. Cette fois-ci, c’est la voix d’un patrouilleur, un gendarme à l’accent du midi.

– « Vous n’avez pas repéré une vieille voiture bleu azur, une Mustang, avec un rétroviseur cassé ? Je recherche des malfrats en foucade. Une jeune fille, Pauline a disparu. » 

– « Non, c’est l’heure de la sieste. Je n’ai pas fait attention ». Répond-elle.

Au moment où elle s’entend parler, elle sent monter la saveur de l’olivier, celle qui attire les chats et leur donne envie de jouer. Elle doit se cacher, disparaître, se retrouver vraiment seule. Il est bientôt 11h et l’astre du Haut-Var commence à taper. Il faut bouger pour éviter le plein cagnard. Elle descend du Bacchus, légère, aérienne, presque évaporée et marche discrètement vers l’un des oliviers les plus reculés de la montagne. Il faut escalader les vieux murs des restanques méridionales pour trouver un peu d’ombre. Le mas rétrécit au fur et à mesure qu’elle monte. Son cœur bat fort, presque en transe. Malgré la moiteur ambiante, elle sent ses seins durcir de désir sous la transparence de son chemisier. Son corps aux aguets. Elle retrouve l’Ancien, l’olivier quasi millénaire. Son tronc noueux et voluptueux l’appelle pour s’y réfugier. Plus de vent. Il ne reste plus que les cigales, l’arbre et les voix mystérieuses. Elle ferme les yeux.

– « J’aurais aimé vous avoir près de moi. Vous m’auriez tenu compagnie lors de mes compositions. » 

Voix d’homme profonde, parfum boisé, élégance d’une moustache mêlée à des poèmes d’Antiquité. La grande confidente de l’olivier. Un prénom et un nom lui viennent à l’esprit : Erik (Satie).

`La belle-de-jour envahit l’olivier prévu pour le début d’après-midi. L’heure divine. Le demi-sommeil est à portée de main. Adossée à la branche la plus confortable, les cheveux emmêlés par la salsepareille, sous une pluie de feuilles miroitantes. L’imagination prend des allures de parisienne et la nargue. 

– « Ce n’est pas un endroit adapté pour cette occupation. »

La voix est railleuse et se perd dans un grand rire de music-hall. Elle se souvient du bruit sec de la porte de la voiture qui claquait ce matin. 

– « Ce n’est pas une coïncidence… ». lui murmure la voix de l’homme à travers l’ombrage. Elle sait, dès cette phrase, que dans ce parfait accord entre la main gauche et la main droite, le compositeur des gymnopédies vient lui tendre une piste. La une, deux, trois ou quatre. Comment vérifier ? Le rythme des notes de piano l’aide à tourner les pages pour connaître la suite. Le soir tombe, il ne reste plus qu’un olivier éclairé dans le coucher du soleil. Il sera bientôt impossible de lire sans lumière. Il est temps de rentrer.

Plusieurs jours plus tard, sur la terrasse près du figuier, elle apprend dans le journal de Bargemon que l’on a retrouvé le corps d’une femme emballé dans le coffre d’une voiture. L’enquête remarque que plusieurs livres ont été retrouvés dans des arbres dans le périmètre de la Mustang. 

Elle continuera à lire en suivant le soleil dans les oliviers, à écouter les voix qui vont et qui viennent au gré des histoires car le livre est sa vie.