Ecoutez la version audio de cette histoire

par Suzy Dryden

Bambou ou la soif du pauvre

Nouvelle

 

Le petit bout de papier chiffonné gisait près de la cabine téléphonique. Intrigué, Zaccaria Bosco le ramassa et le lut à haute voix. 

« Aide-moi ». 

Zaccaria tressaillit, sentit son corps trembler et sa gorge se nouer. Il eut quelques secondes d’hésitation. La grande poubelle à côté de la cabine lui suggéra d’une voix ferme. « Jette le papier. Cela va te porter malchance ». 

Quelques secondes plus tard, ce dernier atterrit au milieu de sacs gris, de mauvaises herbes et d’une bouteille en plastique vide. Zaccaria continua son chemin et traversa le parking où le monde « blanc » s’affairait. Dans ce village, il était bel et bien le seul Africain.

Depuis qu’il avait quitté l’Ethiopie, tout était nouveau. Surtout le matin, quand il regardait les gens aller travailler avec frénésie. Lui, il faisait semblant. Il marchait tous les jours pour garder courage sur les chemins escarpés du hameau provençal. Dans son pays natal, il en avait fait des kilomètres… ici il ne s’aventurait jamais trop loin de peur de s’égarer.

Tous les soirs, l’Association des Amis de l’Ordre de Malte lui servait un plat chaud. Les gens tentaient de l’aider mais son âme ne répondait plus. Il comprenait quelques mots, souriait poliment et hochait la tête pour dire merci. Puis il se retirait pour aller dormir. Il avait de la chance d’avoir un logement de fortune prêté par l’association, le temps qu’on lui trouve un sens à sa vie et quelques papiers pour avoir le droit de travailler. 

Ce matin, lors de sa marche habituelle, le papier avec l’inscription « Aide-moi » le hanta avec insistance. De qui s’agissait-il ? Et si ce mot lui était adressé ? 

Lire la suite...

Zaccaria Bosco espéra qu’il ne passerait pas la journée à scander cette rengaine opprimante. A la maison, sa grand-mère Baba Yaya lui aurait répété en hochant la tête. « Qui regarde trop en arrière, finit en serpillère. ». Dicton éthiopien. 

« Aide-moi ». Cette incantation respirait l’angoisse, le manque d’eau, la malaria, les ventres gros des petits affamés, les femmes violentées. Zaccaria redressa la tête, ferma les yeux et allongea son corps dégingandé vers le ciel comme un bambou souple et délié.

Brusquement, son corps frémit. La rage monta de ses pieds, passa par ses tripes et il se mit à hurler. La terre vibra au son de la voix de l’Africain. 

– « Monsieur. Vous avez besoin d’aide » ?

Zaccaria ouvrit les yeux, surpris par cette voix qui venait de nulle part et tenta de se situer sur le sentier qu’il arpentait. Devant lui, se tenait une femme toute courbée avec une canne en bois d’olivier. Elle semblait très âgée, le visage illuminé de rides profondes. Ses cheveux étaient dissimulés par un fichu noir de jais. Les deux yeux bleus enfoncés dans leurs orbites scintillaient et captaient le soleil méridional. Tout l’ensemble résonna dans le cœur de Zaccaria. Il se pencha vers elle avec une grande délicatesse. Elle semblait si fragile. 

– « Non merci » s’entendit murmurer Zaccaria. 

La vieille femme resta campée devant lui et ne bougea pas, imperturbable. Eblouis par le soleil, ils clignèrent des yeux ensemble. Les pensées de l’africain tourbillonnèrent dans sa tête. Il repensa au papier trouvé ce matin près de la cabine téléphonique du village. Un autre signe ? Pourquoi ne pas demander de l’aide à cette personne ? 

Elle avait peut-être de l’argent. Il l’observa discrètement. Les chaussures de son interlocutrice l’interpellèrent. Deux espadrilles bleues délavées, dont le bout découpé laissait dépasser de minuscules doigts de pied noircis par la poussière. Il remonta son regard et remarqua que les deux jambes maigres étaient couvertes de bleus et de cicatrices. Cette femme était en piteux état.

Un silence magnétique s’installa entre les deux promeneurs malgré le chant des grillons qui s’acharnait à capturer leur attention. Zaccaria proposa à la vieille femme de s’asseoir à l’ombre d’un figuier. Pour lui donner confiance, il s’assit le premier, à même le sol, croisa ses jambes interminables et lui montra une grosse pierre recouverte de lierre. Elle le regarda, plantant son regard bleu dans le sien et vint, en titubant, le rejoindre.

– « Aba Yaya. Assieds-toi. dit Zaccaria en lui tendant la main. 

– « Merci, Petit. Raconte… ».

Le figuier tressaillit à l’écoute de ces mots affectueux et son parfum entêtant les enveloppa, encourageant la conversation.  

– « Non. Toi. Aba Yaya. 

Assis, Zaccaria se sentit soudain plus léger et le cri du loup s’estompa tel un vieux souvenir. La vieille femme reprit la parole.

– « Je vais te raconter, Petit. Il était une fois un olivier qui étouffait. La salsepareille l’empêchait de respirer. Un jour, un merle blessé se réfugia dans l’arbre pour reprendre des forces. Il s’y sentit si bien qu’il décida d’y rester. ». 

Zaccaria, la tête penchée pour mieux écouter, observa la vieille femme. Elle souriait malgré ses lèvres toutes gercées. Zaccaria posa sa main droite sur son cœur, respira lentement et prit la parole :

– « Que s’est-il passé, Aba Yaya ? Les… jambes ».

Etrangement, Zaccaria parlait mieux français que d’habitude. Les mots coulaient de source. Il oublia qu’il était un étranger. 

– « Je suis blessée. Comme le merle. » répondit-elle

– « Mais, tous ces bleus. Moi, je peux soigner.

– « Non, Petit. C’est trop tard maintenant. Je suis trop vieille pour vraiment guérir. Je veux juste m’assoupir ici. Avec toi. » 

– « Il n’est jamais trop tard, Aba Yaya. “

A ces mots, les grillons reprirent leur concert mais decrescendo par respect pour l’aïeule.  Les mains posées sur ses genoux, Aba Yaya entama un nouveau récit.

« Je vais te raconter une autre histoire. Il y a 60 ans, moi Elena, je suis arrivée, comme toi, Petit, dans ce village varois, pleine d’espoir. J’avais vingt ans. J’étais belle. Le regard bleu, de longs cheveux noirs, la taille svelte. Mais très vite, le sort a craché et transformé tous mes rêves en fumée. Tout avait pourtant bien commencé. On m’avait choisie, moi, pour aider à la boulangerie et j’ai travaillé sans relâche. Puis un jour, un homme m’a séduite. Il venait chaque jour acheter son pain. Mon cœur de jeune fille a flanché devant cet homme rassurant en bleu de travail. Un mécanicien. Nos pas ont fini par se lier. Il m’a épousée et j’ai pu obtenir la nationalité. Neuf mois plus tard, changement de décor. Il a commencé à me frapper quand il a vu que mon ventre ne s’arrondissait pas. L’enfer. Je me disais « Lentzi*, accroche toi. Il va finir par arrêter. Ce n’est qu’un mauvais rêve. » Les coups se sont intensifiés. Plus forts. Plus durs. Puis un jour, je n’ai plus eu envie de vivre et je ne l’ai plus intéressé. Il m’a jetée dehors. J’étais enfin libre mais brisée à jamais. »

Zaccaria l’écouta attentivement pendant tout son récit et comprit qu’elle aussi revenait de très loin. Il marqua une pause et dit d’une voix tendre. 

– « Aba Yaya, viens te reposer…maintenant.

La vieille baissa la tête. Quand elle releva son regard embué de larmes vers lui, il sut qu’ils ne se quitteraient plus.

Le lendemain, il retourna au village près de la cabine téléphonique. Il ouvrit la poubelle pour retrouver le papier chiffonné. Il n’y était plus mais un objet inhabituel retint toute son attention. Là, au milieu des sacs gris, des feuilles et de la bouteille en plastique, un œuf ovale aux couleurs chatoyantes pointait le bout de son nez. Il se pencha pour le ramasser et le posa dans la paume de sa main gauche pour l’observer.

Son cœur tressaillit de joie et il revit défiler tous les évènements traversés ces dernières heures. Le cri de rage, Aba Yaya, le sentier, le figuier, la conversation. C’était un vrai jour de chance, béni par l’acquisition de ce trésor inattendu. L’œuf ne ressemblait pas à ceux de son pays et devait appartenir à une personne très riche. La symétrie des dessins traduisait une grande maîtrise de la peinture. Triangles orangés, fleurs dans les rouges profonds et pyramides d’or formaient un ensemble lisse et magique. 

Zaccaria le déposa dans sa main et décida de garder l’objet. En hommage à sa rencontre avec Aba Yaya. Il n’en parla pas à l’Association des Amis de l’Ordre de Malte. Il mit juste Aba Yaya dans le secret qui hocha la tête, sourit d’un air entendu et ne posa pas de question. 

Quelques années plus tard, Zaccaria quitta le village pour trouver du travail. Ses papiers étaient dorénavant en règle et son français s’était nettement amélioré. Aba Yaya avait rejoint depuis longtemps les étoiles et reposait en paix. Il était temps de continuer sa route.

Grâce à sa haute taille, il trouva un poste de vigile dans un musée d’ethnographie réputé pour ses collections d’objets des quatre coins du monde. Le mercredi après-midi, des ribambelles d’enfants défilaient, encadrés par des guides très instruits. Zaccaria les écoutait toujours attentivement. A force de tendre l’oreille, il approfondit son vocabulaire et apprit à manier la langue française avec un certain brio.   

Peu de temps après, lors d’une exposition intitulée « Trésors », le conservateur du musée ressortit des objets oubliés dont une collection d’œufs colorés de Roumanie. Devant la vitrine, Zaccaria qui savait lire, vit apparaître un texte qui le bouleversa.  

« La richesse du pauvre. Aliment riche, l’œuf est aussi vecteur d’une symbolique à l’œuvre dans de nombreux contextes culturels. L’offrande, le prêt et le partage des œufs accompagnent l’installation dans une nouvelle maison, le mariage, la grossesse et l’enfantement même dans les milieux les plus défavorisés. Consommés par le malade ou l’endeuillé, on considère qu’ils contribuent au rétablissement physique et moral. Qu’ils soient naturels ou subtilement décorés, utilisés comme nourriture ou supports d’un rituel, les œufs participent au déroulement de nombreuses fêtes calendaires et sont particulièrement mis à l’honneur à Pâques. » **

Enthousiasmé par cette découverte, Zaccaria Bosco profita de sa pause déjeuner pour lire et admirer tous les œufs exposés. Il fut frappé par les noms des donateurs qui eux aussi possédaient une connotation poétique et s’affublaient souvent du titre de « Don ». Quel panache ! Quelle élégance ! « Don Emile Chambon ». « Don Alice Bertrand ». « Don Viorica Ungureanu » …Toute l’exposition l’enchanta et dès qu’il trouvait un moment de libre, il cherchait à apprendre et prenait des notes. 

A la fin de l’exposition, le secret se mit à peser de plus en plus sur son cœur et la question fatidique se posa. Que faire de son œuf ? Avait-il le droit de le garder ? Était-ce du vol ? Il l’avait certes trouvé dans une poubelle mais sa conscience commença à le travailler. Il avait beau être un employé dévoué dans un musée de renom, il restait vigile et africain. Révéler son secret lui causerait des ennuis. Il pourrait perdre son travail, être chassé et renvoyé à Addis Abbeba. 

Un soir, après le travail, Zaccaria marcha longuement comme autrefois dans le village du Var pour faire passer le temps et réfléchir à son avenir. L’œuf le hantait. En cogitant, il conclut que son trésor devait venir de Roumanie. Il ressemblait dans son style aux œufs de la vitrine du musée d’ethnographie. Il fallait rapatrier impérativement le trésor dans son pays d’origine. Le proverbe français lui vint à l’esprit « Qui vole un œuf, vole un bœuf ». Dans son pays, l’œuf est sacré, source d’abondance.   

Audacieux, Zaccaria donna sa démission, prit toutes ses économies et décida de tenter l’aventure. Il choisit le plus joli nom affiché près des œufs de « la richesse du pauvre ». « Don Viorica Ungureanu » suscita sa curiosité. La sonorité lui plut et, de surcroit, cela devait être une femme. Il prit sa décision. Retrouver Viorica. La route s’annonçait longue. Ses longues jambes agiles et sa flexibilité de bambou le mèneraient vers un destin tumultueux et enrichissant. Aba Yaya le guiderait de là-haut. Depuis qu’elle était décédée, elle n’avait jamais été aussi présente. Il avait confiance.  

La Roumanie accueillit Zaccaria mieux qu’il ne se l’était imaginé. L’intégration n’avait plus de secrets pour l’homme originaire d’Addis Abebba. Il en connaissait toutes les ficelles. Jouer au football avec les enfants, parler en regardant les personnes dans les yeux, montrer ses papiers d’identité avec déférence, sourire. 

Le sens de la fête régnait à Bucarest et l’on sentait dans les ruelles l’envie de construire et de réussir. Le peuple portait des couleurs franches et bariolées, aimait la danse et la bonne cuisine mijotée. Il se sentit un peu chez lui. Zaccaria repéra vite le musée historique dans la vieille ville et se rendit d’un pas alerte dans la salle intitulée « Coutumes et art d’offrir ». 

Au fond d’un couloir interminable (souvent le cas dans les vieux musées !) il repéra les œufs colorés traditionnels disposés méticuleusement sur une étagère protégée par une vitre. Quelle merveille ! Il les observa, un à un, et se surprit à sourire au vigile roumain de la salle. Le musée le fascina aussi par sa collection de costumes folkloriques roumains. Il découvrit les pantalons « itari » des hommes et les jupes ou « fota » des femmes. Les chapeaux en peau d’animal « peptarul » l’intriguèrent. Dans l’aile consacrée à la musique, il admira la diversité des cithares sur table et rencontra le « tembal » que l’on nomme aussi « « piano tzigane ». Son instinct de nomade flancha pour cette culture. 

Qui sait ? Il se prit même à rêver de tomber amoureux d’une roumaine… Tout lui semblait soudain possible.     

Tout en se promenant dans le musée, il réfléchit à un stratagème pour déposer son œuf avec discrétion. Il nettoya avec amour l’œuf avec du coton pour qu’il n’y ait aucune empreinte. Quand la nuit noire fut tombée, il déposa son trésor enveloppé dans un papier dans la boîte à lettres du musée. Mission accomplie.

Après avoir quitté la Roumanie, Zaccaria Bosco ne rechercha plus à suivre le fabuleux destin de son œuf. Il retrouva un autre travail dans un musée dans une nouvelle contrée. Il continua à marcher pour réfléchir. Souvent, le soir, il scrutait les étoiles pour remercier Aba Yaya et jouait un air de banjo en fredonnant tout bas. Il ne put jamais l’appeler par son prénom, Elena ni par son surnom Lentzi. Certaines habitudes ne peuvent être changées. 

Bientôt, il se sentirait la force de retourner en Ethiopie, de serrer le petit de sa sœur dans ses bras, de manger de “l’ingera”. Le “spris” aussi lui manquait tant : ce mélange de café et de thé. Il y a longtemps, son Aba Yaya éthiopienne lui avait appris à le servir pour que le café noir ne se mélange pas au thé et stagne bien au-dessus de la tasse. 

Pour Zaccaria Bosco, la boucle n’était pas encore tout à fait refermée mais son trésor était immense. 

29 septembre 2019