La version audio de cette histoire est en préparation

par Suzy Dryden

Drame au studio 4

Nouvelle

 

Depuis l’arrivée inespérée de la subvention et l’annonce d’une nouvelle direction, Joël n’arrête plus. Il nettoie les micros, aspire les tables de mixage, vérifie la programmation une énième fois et ne quitte pas la radio avant la nuit noire.

En trente ans d’expérience, Joël n’a jamais vu autant de sous dans la tirelire de Radio Love. En rangeant, il se met à rêver qu’Il va même pouvoir commander des tubes originaux pour moderniser la playlist. Radio Love, la radio des amoureux de l’amour. Trente ans qu’elle tourne dans cette bourgade. Trente ans qu’elle continue à attirer toutes les générations. Joël repense avec émotion à Dédé, son fondateur, un fou de littérature et de musique et revoit le premier enregistrement dans son garage.

Aujourd’hui, les studios de Radio Love sont hébergés dans un ancien tribunal en plein centre-ville. Un vrai bijou avec du parquet et des hauts plafonds. Sans oublier le studio 4…

 

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Ah… Le 4, c’est le studio mythique, celui où Joël s’attarde tout particulièrement ce soir. Son ambiance feutrée et sa petite fenêtre sous les toits qui donne sur le ciel évoquent une tanière d’amoureux. Côté acoustique, le son claque tel un cœur en alerte. Pour y accéder, il faut monter un petit escalier en colimaçon.

 Tout est fin prêt pour accueillir le nouveau directeur d’antenne. Joël redoute un peu l’annonce du recrutement de deux nouveaux journalistes qui viennent de la capitale.  Il trouve que cela tourne bien avec les animateurs bénévoles. Ils connaissent bien la région, ne font pas d’histoire et sont à l’heure. Entre Marie Galante qui lit des lettres d’amour avec des invités notoires, Fritz et son Dictionnaire Amoureux, Sam, le plus jeune et son émission pour les ados et Jenny La Doyenne, la radio associative tourne bien. Côté musique, des chansons d’amour à volonté et les infos de la Radio Nationale.

Le lendemain matin dès 9h, le nouveau directeur a plutôt une bonne tête, un peu efféminé dans sa démarche mais sa voix ferme rassure Joël. En revanche, les deux journalistes qui viennent s’asseoir autour de la table portent la misère du monde sur leurs épaules.

« Bienvenue à tous ! Vous avez fait bon voyage ? Je vous offre un café ? » demande Joël avec son large sourire barbu. 

« Volontiers » répond le directeur. 

Les deux nouveaux journalistes acquiescent mais leur « merci » est nettement moins chaleureux.

« En tant que nouveau directeur, Serge Banafi, je me réjouis de vous présenter la nouvelle équipe. Frank Certoux, notre rédacteur en chef – et oui la radio aura tout d’une grande ! – et Aimé Zafikos. Frank a travaillé pendant longtemps chez Carabine FM. Aimé était longtemps journaliste sportif. Il est tombé sous le charme de Radio Love. Ne pas attendre la Saint Valentin pour faire des émissions autour de l’amour…

Je compte sur vous Joël pour les accueillir et leur montrer les studios ! Tous les bénévoles passeront aujourd’hui pour faire connaissance. Et demain, on attaque la nouvelle grille avec Frank et Aimé. Tout va bien Joël ?

Joël fronce légèrement les sourcils. Une nouvelle grille ? Un vrai casse-tête, une grille en radio. Il s’est donné tellement de mal pour la dernière… Pourquoi les nouveaux veulent déjà changer ? Toujours la même histoire de marquer son territoire mais bon il décide de rester zen.

L’après-midi démarre avec l’arrivée de Fritz en grande forme. Le courant passe plutôt bien avec les nouveaux. Fritz inspire le respect. Dix ans qu’il est là toutes les semaines avec son Dictionnaire Amoureux. Tout le troisième âge de la région le suit assidument et quand il démarre avec sa voix ténébreuse une nouvelle lettre de l’alphabet et qu’il plonge dans le monde de Rimbaud ou d’Edith Piaf, la radio retient son souffle. Silence. On Air.

Pour Marie, la conversation reste plus retenue dès le premier contact. Elle prend des gants, ne les regarde pas dans les yeux. Pourtant, elle ne devrait se faire aucun souci. Lettre aux Inconnus n’a jamais autant bien marché. Pour Joël, Marie est unique. Non seulement, elle sourit tout le temps et ses cheveux dansent mais elle prend soin du matériel. Après son départ, c’est impeccable et elle laisse derrière elle un parfum de fleur d’oranger… 

Sam : c’est le plus jeune de l’équipe. Il n’a pas fait d’études et livre des pizzas. Il rêve de quitter le coin. Son émission pour les ados Décale-toi marche bien. ll fume un peu trop et Joël a toujours peur qu’il fasse une syncope. En même temps, sa nonchalance et son attitude « je ne suis pas bien réveillé » attirent les jeunes. Joël le trouve à l’aise avec les nouveaux. Pour lui, c’est du sang neuf et de l’espoir pour un avenir.

Le lendemain, Joël attaque la grille de bonne humeur. A 11h, juste après le flash, Frank Certoux débarque sans frapper dans l’antre du technicien.

« Bonjour Joël. On a réfléchi à la grille et on aimerait t’en parler avec Aimé.

« Je viens. » 

Ils se retrouvent tous les trois dans le studio 3. C’est une autre ambiance que le 4. Tous les romans d’amour que Dédé collectionnait sont rangés sur des étagères. L’on se croirait dans une bibliothèque. Depuis que le fondateur de Radio Love est décédé, les livres parlent. Même Madame Bovary lui fait un clin d’œil. Joël se sent un peu moins seul pour affronter cette conversation qui l’inquiète.

« Alors, voilà, c’est vu avec Serge, il faut vraiment qu’on rajeunisse le tout. A part Sam, entre nous, tout le reste est franchement ringard. Faut plus d’animation et de la musique plus branchée. C’est fini l’époque des lettres, il faut encourager les SMS et assurer sur les réseaux sociaux. Il faudrait que tu parles avec Jenny et changer la programmation musicale.  Pour les infos, je lance un 7-9, Aimé animera l’après-midi. Regarde voilà le tableau Excel que je propose. »

Joël jette un coup d’œil. Le nouveau n’a rien compris. On ne change pas une grille comme cela. Tout le monde se souvient de Philippe Bouvard chez RTL Paris quand il a arrêté les Grosses Têtes. On l’a vite supplié de revenir.

 « Si je peux me permettre, il y a de bonnes idées mais changer les émissions des bénévoles du jour au lendemain, ce ne sera pas bien vu par les auditeurs ». Fit Joël.

 « Joël, les nouveaux auditeurs, ils podcastent. Ils n’attendent pas l’heure fatidique. Si on veut rajeunir, c’est le moment. On va les prévenir des changements d’horaires, ne t’inquiète pas. Et si cela se trouve cela les arrangera de faire de la « conserve », ils seront plus flexibles dans leurs horaires qu’avec un direct »

 « Les nouveaux horaires que vous leur donnez ne sont pas cohérents…Je pense qu’ils vont mal le prendre, à part Sam. Mais les autres, vous touchez à leur âme. Vous oubliez aussi que cela ne fait pas longtemps que Dédé est parti.

 « Oulala. On nous avait dit que tu avais un cœur d’artichaut et que tu étais un peu fleur bleue. Remarque cela tombe bien dans cette radio… mais détends-toi ! Ton avenir sera aussi bien plus prometteur avec nous. Allez, je compte sur toi pour passer le message aux bénévoles ? » 

Comme se l’attendait Joël, à part Sam, tous les bénévoles firent la tête. Fritz jura que s’il ne pouvait plus faire du direct au studio 4, il préférait changer de métier et s’occuper des annonces mortuaires du canard local. Marie fit la moue et demanda qu’on lui réserve au moins le studio 4 chaque semaine pendant deux heures pour enregistrer de préférence le samedi. Jenny, proposa de faire l’animation musicale de 9h à midi et de revitaliser l’émission Flash-Back, à la surprise de tout le monde.

Le lendemain, lors de la séance de rédaction (si on peut l’appeler ainsi !), la nouvelle grille fut distribuée lors du tour de table habituel. Les bénévoles ne bronchèrent pas. Vu leur statut, ils n’avaient pas vraiment le choix. En revanche, l’atmosphère resta tendue comme une corde de violon.

Dans les jours qui suivirent, un petit article dans le Quotidien afficha « Radio Love se refait une beauté » avec une photo de toute l’équipe dans le studio 4 et « adjugé vendu », on ne parla plus de la grille…

Quelques mois, plus tard, alors que tout semblait être accepté, un évènement surprenant défraya la chronique. Un matin, alors que Frank Certoux entamait le 7-9, Aimé Zafikos décrocha le téléphone et reçut un message insultant.

« Bande de connards. Vous avez tué la radio. ». C’était une voix d’homme très agressive. Chaque jour, pendant un mois, le téléphone sonna. Frank Certoux, agacé par ces coups de fils incessants, décida de prévenir la police. Les appels s’estompèrent et le même texte dactylographié atterrit dans la boîte à lettre de la radio.

Le directeur, Serge Banafi décida de passer outre et conseilla Frank Certoux et Aimé Zafikos de ne pas en faire toute une affaire et de ne pas ne parler aux bénévoles. Lorsque le chat n’est pas là, les souris dansent. Un jour férié où les deux guignols (c’était leurs surnoms maintenant) s’étaient absentés, Joël s’empressa, par conscience professionnelle et goût de la causette de rassembler les bénévoles. Il les invita tous à prendre un apéritif au studio 3 et leur parla de ces messages d’harcèlement.

 

« C’est des auditeurs déçus par la nouvelle grille. Moi je vous dis, c’est une honte que l’on ne vous dise rien. ». Annonça Joël en ouvrant une bouteille de Saint Amour.

 

« Je suis d’accord. On fait de la radio par passion depuis dix ans pour les auditeurs avant tout. S’ils ne sont pas contents, c’est la faute aux deux guignols. Et le directeur, je ne l’ai jamais senti. Avec son air faussement doux, c’est clair que c’est un faux jeton. Il veut faire de la politique » dit Marie soudain moins timide que d’ordinaire.

 

« Mon Dictionnaire Amoureux est en train de chuter depuis que j’ai perdu le direct. Il n’y a plus d’appels non plus… » Renchérit Fritz.

 

« Ben moi, j’ai tenté de m’adapter à l’animation du matin. C’est la galère, ils sont derrière moi tout le temps. Surtout Aimé qui ressasse en permanence ses souvenirs de commentateur sportif. Il n’y connaît rien en musique en plus. Il a même eu le culot de me dire que le titre de mon émission Flash-Back était démodée ! C’est ce que veulent les auditeurs ! Y a qu’à voir le succès de Carabine FM.

 

« Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Sam en se roulant une cigarette.

 

« Moi, je dis qu’il faudrait qu’il y ait une fuite, un article qui montre que la radio va mal, encourager un courrier des lecteurs voir même déclencher une cabale par la population ? » Proposa Joël

 

« Bonne idée. Je connais une chroniqueuse qui a une belle plume, Catherine Claybourne ». Suggéra Fritz

« Si je lui donne du contenu… Joël, tu as quelques statistiques pour montrer que cela chute depuis que les guignols sont là ? Il faudrait aussi que tu me donnes tous les messages d’insultes. »

 

« Je vais me débrouiller pour les messages. Pour les stats, c’est plus compliqué car les chiffres sont entre les mains du patron.

 

Ils décidèrent tous de garder leur conversation secrète et finirent la soirée comme au bon vieux temps, en écoutant des vinyles d’Aznavour. Sam leur fit aussi découvrir un nouveau rap très chaud. Tout tournait bien sûr autour de leur thème fétiche « l’amour ».

 

L’article intitulé « Radio Love en détresse » parut quelques semaines plus tard et fut repris en grande pompe par les radios concurrentes.

 

Le jour de la séance de rédaction, les deux guignols attaquèrent tout de suite Joël devant Serge Banafi en l’accusant de les avoir trahis. Joël nia et rappela qu’il n’avait aucun intérêt de mettre la zizanie dans cette radio et que ce genre d’article serait vite oublié. Serge s’aligna du côté de Joël et prit la parole.

 

« Il faut s’accrocher. Je m’y attendais. On ne peut pas avoir l’unanimité si vite. Messieurs, calmez-vous.  Joël a raison. Retournons au travail. »

 

Frank fut tellement furieux de ne pas être écouté qu’il fit plusieurs fautes le lendemain dans la matinale.

 

Le temps passa… Avec l’hiver, les bénévoles ne passaient presque plus à la radio et envoyaient leurs « sons » par voie électronique. Seule Marie venait chaque samedi enregistrer son émission avec ses invités. Elle pouvait gérer la technique toute seule maintenant. Le parfum de fleur d’oranger embaumait toujours le studio 4 après son départ. Joël venait parfois l’assister.

 

Un lundi matin, le journaliste, Frank Certoux fut saisi par une odeur nauséabonde. Après vérification, rien de rance dans le réfrigérateur. Il se fit un café serré, passa aux toilettes se mettre de l’eau sur le visage pour se réveiller. En montant l’escalier en colimaçon, l’odeur puissante lui arracha un cri. Il entra dans le studio 4 et s’arrêta, net, sous le choc. Marie pendait, les yeux retournés, cheveux défaits, la corde serrée autour du coup, au-dessus de la table de mixage. Frank fut tellement tétanisé qu’il ne bougeât pas pendant de longues minutes et n’eut pas la force d’ouvrir le vasistas. Il sortit enfin du studio et réussit à prendre son téléphone pour prévenir Joël.

 

La police locale débarqua rapidement, pris des empreintes et interdit l’accès au studio 4 pendant un mois.

 

Le jour de l’enterrement fut mémorable. Des centaines de personnes défilèrent avec des roses rouges. Les bénévoles firent tous des émissions spéciales en hommage à Marie. Sam fit un carton avec les ados en abordant le thème de l’amour et du suicide.

 

Les jours qui suivirent furent sombres. La police investit les lieux tout en menant une batterie d’interrogatoires. Toute l’équipe semblait soudée par le choc et reconnut que le direct manquait à Marie, que les changements de direction l’avaient profondément affectée et que le studio 4, c’était sa vie. Le suicide était une évidence.

 

L’inspecteur Jean-Pierre Chardet ne l’entendit pas de cette oreille. Très vite, il renifla l’affaire sensible. Serge Banafi fut obligé de lui communiquer les statistiques. Le policier remarqua que Marie avait un sacré fan club. C’était elle qui rapportait avec Fritz le plus gros taux d’audience. Avec les années, la cohérence et la fidélité payent. Cette femme vivait une vie de célibataire et menait une vie très rangée.

 

Toute cette équipe lui semblait bringuebalante et en vingt ans de métier il savait reconnaître la jalousie. En interrogeant chaque personne, il comprit tout de suite qu’il y avait l’ancienne et la nouvelle équipe.  La presse était clairement du côté de l’ancienne… Le dernier article avait même demandé la démission de Serge Banafi.

 

Qui pourrait en vouloir autant à Marie ?

 

Les deux nouveaux journalistes tentaient de redresser la barre et n’hésitaient pas à puiser dans le pathos en utilisant le drame du studio 4 mais la radio perdait des auditeurs chaque jour. D’autres articles parurent dans les journaux dénonçant la nouvelle programmation. Fritz démissionna.

 

Quelques mois plus tard, le technicien de surface de la radio retrouva un morceau de papier en faisant le ménage.

 

« Mon amour. Je suis désolé. Nous aurons le dernier mot. La radio partira avec toi ».

 

Le technicien trouva ce mot digne du studio 4. Il avait entendu dire que ce studio était mythique. Cette lettre était peut-être de Marie, la journaliste que l’on avait retrouvée morte il y a quelques mois ? Il comprit de suite que la missive avait une certaine valeur.

 

La lettre atterrit sur le bureau de l’inspecteur Chardet qui fit analyser l’écriture.

 

C’était bel et bien celle de Joël. L’ingénieur du son avait bien caché son jeu. Joël avait sacrifié sa chroniqueuse préférée pour que le public reprenne les rennes de la radio.

 

L’inspecteur Chardet poussa un long soupir. Les histoires d’amour finissent souvent mal et le cœur a vraiment ses raisons que la raison ignore. Dédé, le fondateur de Radio Love se serait retourné dans sa tombe.

 

Il décida de remettre l’affaire au lendemain et de ne pas prendre de décision hâtive.

 

Après tout, lui aussi était fan de Radio Love….